La Sainte-Famille : exemple de quoi ? Pour qui ?
La prière d’ouverture de la fête de la Sainte-Famille, célébrée le dimanche qui suit Noël, dit ceci : « Tu as voulu, Seigneur, que laSainte Famillenous soit donnée en exemple ; accorde-nous la grâce de pratiquer, comme elle, les vertus familiales et d’être unis par les liens de ton amour, avant de nous retrouver pour l’éternité dans la joie de ta maison ». Au cœur de l’octave de Noël, voici Marie, Joseph et Jésus : quintessence de la famille, et des vertus domestiques, idéalisée par l’imagerie pieuse. Nous nous en sentons si éloignés que nous demandons à Dieu la conformité à cet exemple.
Cette famille est pourtant atypique. Bien des familles le sont aujourd’hui ; les aléas de la vie les frappent de désunion, de précarité. Mais même aux antipodes d’un modèle, pensé comme critère exclusif de légitimité, que la dévotion à la Sainte-Famille avait pu façonner, elles ne sont disqualifiées aux yeux ni de Dieu, ni de leurs frères humains.
Marie accueille l’annonce de l’Ange et porte dans son corps le Sauveur du monde ; Joseph renonce à « répudier sans bruit » sa fiancée et, à l’appel de l’Ange, la « prend chez lui » : Dieu survient dans des existences dont il respecte et approfondit le mystère en les priant d’y être accueilli ; chacune s’en remet à Lui sans savoir « comment » son Dessein s’accomplira, dans une forme de démaîtrise : confiance de fond, peut-être la plus haute liberté. De même chacun respecte le mystère de l’autre, c’est la marque de l’amour qui refuse toute forme de mainmise sur ce qui appartient en propre au vis-à-vis, sur l’intime inviolable, qu’anéantit toute velléité de possession.
On peut voir là l’origine et le fondement de ces « vertus familiales », déployées bien au-delà des bons sentiments et d’une bienveillance en danger de devenir intempestive si elle ne marque, avant d’intervenir, un temps d’arrêt au seuil du mystère qu’est chaque personne. C’est la manière dont Dieu aime ce monde ; multiforme à l’instar des situations rencontrées.
Jésus, Fils de Dieu, Sauveur du monde, s’incarne dans la Famille humaine en naissant dans cette famille humaine. Selon époques et cultures, la famille va de la cellule formée par les parents et l’enfant à l’ensemble de la parenté, serviteurs y compris. Quelle qu’en soit l’extension, c’est dans l’ordinaire de la famille que se déploient ces « vertus » : sur fond de la considération du mystère qu’est l’autre, et sur l’écoute de ce mystère, le souci d’autrui, voire la responsabilité pour autrui ; le « prendre soin », le « care ». Et encore l’éducation des plus jeunes, l’assistance aux aînés, l’attention mutuelle …
Il faut entendre aussi les réticences spontanément attachées au mot « vertu », qui peut évoquer une forme de contrainte, un effort disgracieux. Allons plus profond.
Le philosophe Emmanuel Lévinas voit dans le vivant humain une forme d’anomalie. Il serait selon lui, dans l’ordre des êtres, le seul à n’être pas strictement régi par l’instinct de conservation et à pouvoir parfois préférer autrui à soi-même. Cette possibilité fonde l’éthique, qui nous rend « responsables pour autrui ». Sa réalisation est à la fois exceptionnelle et banale : Maximilien Kolbe remplaçant un père de famille dans le bunker de la faim à Auschwitz, mais aussi le parent « ordinaire » qui fait passer ses enfants avant lui…
« Voilà dans l’humain l’apparition possible d’une absurdité ontologique : le souci d’autrui l’emportant sur le souci de soi. C’est cela que j’appelle « sainteté ». Notre humanité consiste à pouvoir reconnaître cette priorité de l’autre.
Au plus profond de la pensée s’articule le « pour-l’autre », autrement dit la bonté, l’amour d’autrui plus spirituel que la science. Et cela se réveille devant le visage d’autrui.
C’est là, dans cette priorité de l’autre homme sur moi que, bien avant mon admiration pour la création, bien avant ma recherche de la première cause de l’univers, Dieu me vient à l’idée » (interview à La Croix, juin 1987). Et avec lui le « don » et la tâche de ces vertus, la paradoxale « grâce qui coûte » de Bonhoeffer.
Marie et Joseph accueillent le Dieu imprévu, ils accueillent l’enfant qui va naître et grandir, ils accompagnent en lui la vie avec ses promesses et ses aléas. Cet accueil, fruit de l’Esprit, est sans condition ni limite, à la manière de Dieu. Là est l’exemple, non dans un passé fantasmé. L’intimité de la Sainte Famille est ouverte : l’amour rayonne d’elle et la tourne vers ses frères humains sans distinction. « Dieu a confié à la famille non pas la responsabilité de l’intimité comme une fin en soi, mais l’émouvant projet de rendre le monde « domestique » (Pape François, Audience générale du 16/9/2015)
Telle est bien la mission de l’Église : « se tenir sur les lignes de fracture de l’humanité, au chevet des membres souffrants de l’unique famille humaine … Au nom du Christ, travailler à détruire les murs de la haine. Avec le Christ, lutter contre la violence de l’indifférence, parce qu’Il est le premier-né d’une multitude de frères ». (Card. Jean-Marc Aveline, Dieu a tant aimé le monde, pp 131-32)
De la nature missionnaire de l’Église « découlent l’amour du prochain, la compassion qui est capable de comprendre, d’aider et de promouvoir. La meilleure façon d’expérimenter l’amour chrétien est le ministère du service » (Mgr Grech, interview à Civiltà Cattolica, nov. 2020). Et la famille fournit par excellence l’enracinement de ce ministère : « la famille est appelée à laisser ses empreintes dans la société où elle est insérée, afin de développer d’autres formes de fécondité qui sont comme la prolongation de l’amour qui l’anime ». (Amoris laetitia n° 181).
« Église domestique », la famille est une « Église en sortie ». « Tendant la main vers ses disciples, il dit : « Voici ma mère et mes frères. » (Mt 12, 48-49). L’exemple des vertus familiales s’étend à toutes nos relations humaines, sans exclusive. À la fin de « Sagesse d’un pauvre », Éloi Leclerc fait ainsi parler François :
« Dieu est le plus désarmé de tous les êtres en face de ses créatures. Comme une mère devant son enfant. Là est le secret de cette patience énorme qui parfois nous scandalise.
Dieu est semblable à ce père de famille qui disait à ses enfants : « Vous êtes impatients de faire votre vie chacun de votre côté, eh bien ! Si un jour, vous avez un ennui, si vous êtes dans la détresse, sachez que je suis toujours là ».
« Tant de nos frères vivent sans la force, la lumière et la consolation de l’amitié de Jésus-Christ, sans une communauté de foi qui les accueille, sans un horizon de sens et de vie », constate le pape François (Evangelii gaudium, n° 49). Éloi Leclerc poursuit :
« Il nous faut aller vers les hommes… comme les témoins pacifiés du Tout-Puissant, sans convoitises et sans mépris, capables de devenir réellement leurs amis. C’est notre amitié qu’ils attendent, une amitié qui leur fasse sentir qu’ils sont aimés de Dieu et sauvés en Jésus-Christ. »
Sr S. Pierre VALLEIX